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Anna Solal au Frac Occitanie, gardienne de rebut

Dans la dernière salle de l’exposition d’Anna Solal, deux saintes se regardent en chien de faïence. L’une revenue du lointain Moyen Age passa sa vie alitée après un accident de patinage, alternant les phases d’extase et d’abattement, douée tantôt d’une grande beauté, affligée parfois d’une laideur insoutenable qui la faisait ressembler à une sardine séchée. «Figure hardcore du catholicisme» découverte dans un livre de Huysmans (dont le père de Solal est un grand spécialiste), sainte Lydwine de Schiedam s’offre à nous en position de gisant, dessinée avec la douceur du crayon de couleur mais perforée de pommeaux de douche – représentation sobre de la douleur selon Anna Solal qui, pour des raisons personnelles, en connaît un rayon sur le sujet.

L’autre, icône autosacrificielle des temps modernes, a fait des réseaux sociaux son royaume. Elle s’appelle Amalia Ulman et s’est imposée dans le monde de l’art il y a dix ans en présentant une performance en trois actes visible sur Instagram, dupant au passage sa communauté de followers. «Elle poursuit le geste warholien et pousse plus loin encore cet enfer de la marchandisation en en faisant un truc mignon, mais son sanglot me semble réel», commente sa contemporaine, figure du post-internet comme elle – même si Anna Solal en propose une approche plus habitée. Au centre du tableau qu’elle consacre à sa consœur, la it girl de l’art contemporain apparaît ici en version réactualisée et cucuifiée de la Jeune fille à la perle,une culotte sur la tête, éblouie par le flash d’un selfie pris dans un miroir. En bas de la toile, on remarque une frise temporelle rouge autour de laquelle s’est enroulé un serpent et un prénom (biblique) presque effacé, Magdalena, inspiré «des captcha qui certifient notre humanité».

Tests de Rorschach

Née en 1988, passée par l’école d’art La Cambre à Bruxelles, Anna Solal s’est fait connaître en redonnant vie à des objets sans qualité récoltés dans la grande poubelle de la surconsommation et de la fast fashion. Ecrans d’iPad brisés, semelles de baskets, chaînes de vélo, rebuts électroménagers, barrettes bon marché, qu’elle recoud à la manière d’une dentellière. Ces «objets pauvres que j’essaie de réifier» se tiennent prudemment loin de l’idée en vogue de réparation, raptée ces dernières années par les théoriciens et les activistes du décolonial. Ici, ils viennent surtout s’étoiler dans des œuvres murales qui font penser à des mandalas colorés, patients ouvrages de réclusion dont la symétrie évoque les tests de Rorschach et les obsessions de l’art brut.

A Montpellier, Anna Solal présente également des tableaux plus récents et plus complexes encore : de grandes fresques qui combinent fonds peints, collages et dessins figuratifs (scènes de bastons et de banlieue, aussi bien que natures mortes à la confiture de figues). Ces composites cyborg, augmentés d’objets rebuts chinés et recousus, peuvent, à raison, se contenter d’un sage accrochage linéaire tant chacune de ces fenêtres (ou de ces fenêtres dans des écrans, si l’on songe que les tableaux d’Anna Solal sont comme des écrans d’ordinateurs saturés d’onglets tous ouverts en même temps) est un monde en soi et fourmille de détails.

Tragiques emballages de sucettes

Rentrée de Bangkok il y a trois mois, d’où elle a rapporté d’autres matériaux mondialisés – collectés là-bas comme elle aurait pu le faire en banlieue parisienne –, Anna Solal a auparavant passé un an à la Villa Médicis, profitant des volumes de l’atelier d’Ingres et moins qu’elle ne l’aurait voulu de la vie romaine, en raison d’un long sevrage qui l’a laissée KO. Avec sa voix puissante, elle égrène les noms des pairs, proches ou lointains, avec lesquels elle fraye de longue date. Certains sont inattendus, loin de son univers plus baroque : le photographe américain Walker Evans par exemple, qui tira le portrait de l’Amérique durant la Grande Dépression, ou l’écrivain Jean Genet dont Anna Solal admire le Journal du voleur. Avec eux, Anna Solal partage un même goût pour les déclassés.

L’autre référence centrale, c’est Ernst Jünger, personnage pour le moins controversé mais dont la pensée écolo avant l’heure l’a touchée. Surtout, avec sa manière de ciseler le paysage, «il a des visions plastiques très contemporaines, le rouge, les lézards qui font des hiéroglyphes, les abeilles de verre» estime Anna Solal qui en a intégré dans ses tableaux. Comme, encore, ce «charnier de mains» tout droit sorti de Sur les falaises de marbre, puissante allégorie qui annonçait l’avènement de la barbarie nazie, mais qu’Anna Solal vient ici rehausser d’inoffensives mais non moins tragiques emballages de sucettes Chupa Chups. Les marques commerciales, venues envahir notre paysage visuel et notre imaginaire collectif, sont très présentes dans le travail d’Anna Solal : manière de signifier, comme le faisait un contemporain de Jünger également allemand, Victor Klemperer, qui racontait comment le nazisme s’était infiltré jusque dans la langue, que la novlangue capitaliste est en train de nous bouffer de l’intérieur.

Claire Moulène———————————————————-★★★————————————26/09/2024