LES TROIS PETITS a D’aNNa SOLaL – Petite pièce injouable
Scène vide, entrée de la Voix 1
Chez aNNa comme chez Reznikoff le processus de composition concerne autant
l’élaboration des séquences que la création d’éléments particuliers de la
séquence. Autrement dit l’irreprésentable espace que son dessin a ignoré est
devenu l’endroit où s’est accompli son travail. On peut imaginer une zone
frontale inséparable d’une re-coagulation. C’est qu’il n’y a pas de poète plus
attaché à la mise en contexte du détail et du particulier qu’aNNa. Le problème
semble une question de coupe. Ou d’intercoupe. Une économie de la
déambulation et de la coïncidence. C’est aussi sérieux que la coupe d’un tissu.
D’une robe. Ou d’un chapeau. Charles Bernstein raconte qu’après une brève
tentative d’ouverture d’un cabinet d’avocat, Reznikoff retourna vendre des
chapeaux pour dames, disant que pendant les heures où il attendait les clientes il
avait l’esprit libre.
Reznikoff prétend avoir été un bon vendeur de chapeaux de dames, bien que sa
femme (dans ses mémoires) se montre plus réservée.
Même décor, entrée de la Voix 2
Chez aNNa comme chez Reznikoff, le détail n’est pas un « particulier
lumineux », il n’est pas extraordinaire et si on regarde bien plutôt ordinaire.
Mais il peut nous transpercer. Comme chez Reznikoff les mots prélevés.
aNNa poète paradigmatique de l’ordinaire. Ses dessins, leur composition, sa
manière de les installer (je dis dessins par commodité) nous ouvrent les yeux. Ils
fondent leur poétique dans la matière même de ce qu’ils tracent. Tout comme
Gertrude Stein fondait sa poétique dans les matériaux mêmes du poème (ce qui
fait la matière même des mots, pas des pensées ).
Une poésie du trouvé. Là où il se propose, se trouve. Écoutons la :
Entrée de Gertrude Stein (sortie des voix 1 et 2)
Gertrude
J’ai commencé à me demander ce que c’était qu’on voyait quand on regardait
une chose, quand on regardait vraiment une chose. Voyait-on du son, et quel
était le rapport entre la couleur et le son, se faisait-elle par la description par
un mot qui la signifiait ou se faisait-elle par un mot en soi. J’étais de plus en
plus excitée de voir que les mots qui étaient les mots qui faisaient ressembler à
ce que je regardais n’étaient pas les mots qui avaient en eux la moindre qualité
descriptive… »
Sortie de Gertrude retour de la voix 2
Voix 2
En ce qui me concerne, je me suis mise à lire Stein sans difficulté et avec délice
quand j’ai découvert qu’elle et Alice Tocklas, par tous les temps et durant toutes
les années de leur vie commune, avaient utilisé un simple élastique en guise de
jarretière et que jamais personne ne leur en avait fait le reproche.
Ici, (avec cette anecdote qui sans doute vous semblera un peu déplacée) entre la
notion de « détail intérieur » ou « intérieur des détails ». Leur assemblage.
En réponse à ce qui se trame dans la langue la plus épaisse des gestes sociaux
mettre les choses les unes avec les autres suppose de les rapporter, de les
raconter. Dans l’énergie d’un tracé. C’est ce à quoi aNNa s’emploie. Elle monte
et démonte. Comme on monte et démonte un cheval de Troie. Exercice
d’application qui déplace.
La vie, nos vies (ensemble ou séparées) ne sont que du cut-up. Prélever soulève
(le voile comme les poids) et couper suppose une opération précise, radicale.
Parfois sanglante. Mais pas nécessairement.
aNNa branche divers éléments usuels de nos existences dispersées puis
débranche. Elle détaille mais ne fait pas dans le détail. En ce sens, et de manière
frontale elle se met en marge du jeu d’un prêt à porter artistique de saison…
aNNa n’est pas, ne sera jamais une artiste branchée au sens où le réclamerait
une certaine économie de marché qui demande aux artistes de contribuer à
décorer (par leur pratique) un certain ordre dominant. Balayeuse, elle opère en
véritable technicienne de surface, mixant le vrai au non-encore vrai, n’hésitant
pas à nommer son travail en atelier d’opération de dépeçage.
Changement de décor, sortie de la voix 2 entrée d’Alejandra Pizarnik
Alejandra
Sur le chemin du miroir / Quelqu’un qui dort en moi / me mange et me boit /
Sortie d’Alejandra. Retour presque immédiat de La Voix 1
Voix 1
Et après un temps de silence, Alejandra ajoute que certains de ses textes ont une
« couleur orgasme » d’autres « couleur merde de poulpe usé ». Elle prend note
qu’ici on cogne avec des soleils et que la quantité des fragments la déchirent. Et
dans ce qu’on pourrait appeler un distancement Alejandra précise qu’elle écrit
contre la peur, contre le vent et ses griffes qui se logent dans son souffle…quand
les oiseaux dessinent dans ses yeux de petites cages… Chez elle comme chez
aNNa le corps se souvient d’un amour comme allumer la lampe. Puisque
suspendu, flottant, chez l’une comme chez l’autre tout fait l’amour avec le
silence. Chez Alejandra une trace noire persiste lorsqu’elle rappelle quasi
obsessionnellement : « au matin, tu crains de te retrouver morte (et qu’il n’y ait
plus d’images) …ne reste que le silence de l’oppression, le silence d’être là
simplement… voilà en quoi s’en vont les années, en quoi s’en est allée la belle
allégresse animale »…
C’est sur ce point qu’il faut noter une différence entre les deux : chez aNNa
persiste et combat, d’une pièce à l’autre, cette belle allégresse animale qui
déploie toutes ses forces pour survivre dans un monde où s’acharne la pulsion
de mort.
Si sa creative method ne se sépare pas de l’observation ( elle dit que dans les
instants précédant l’action, « observer est déjà presque la moitié du travail » et
ici on peut évoquer la notion de ferveur qui s’insépare du voir, ce travail du
regard enveloppant le corps tout entier, jusque dans son animale intériorité) …
c’est par le geste, ce mouvement redoublé d’un dessiner (s’ajustant à du couper
coller inséparable d’une étrange cueillette d’objets précédemment prélevés dans
le monde qu’ordinairement elle traverse) qu’aNNa trouve sa place dans le
théâtre de la représentation.
Théâtre Miroir où diverses figures de la Destruction comme du Crime ne sont
pas absentes.
Sortie de la voix 1. Changement de décor. Ici entre Jean Genet. Nous sommes
en avril 1966. Il s’adresse à Roger Blin qui va monter « Les Paravents »
Genet
« Tous les vivants, ni tous les morts, ni les vivants futurs ne pourront voir Les
Paravents. La totalité humaine en sera privée : voilà qui ressemble à quelque
chose qui serait un absolu. Le monde a vécu sans eux, il vivra pareil…Le hasard
permettra une rencontre aléatoire entre quelques Parisiens et la pièce. Afin que
cet événement – la ou les représentations – sans troubler l’ordre du monde,
impose en ces lieux une déflagration poétique ;
je voudrais qu’elle soit si forte et si dense qu’elle illumine, par ses
prolongements, le monde des morts – des milliards de milliards…et celui des
vivants qui viendront (mais c’est moins important).
Je vous dis cela parce que la fête, si limitée dans le temps et l’espace,
apparemment destinée à quelques spectateurs, sera d’une telle gravité qu’elle
sera aussi destinée aux morts. Personne ne devra être écarté ou privé de la fête :
il faut qu’elle soit si belle que les morts aussi la devinent, et qu’ils en rougissent.
Si vous réalisez Les Paravents, vous devez aller toujours dans le sens de la fête
unique, et très loin en elle. Tout doit être réuni afin de crever ce qui nous sépare
des morts. Tout faire pour que nous ayons le sentiment d’avoir travaillé pour eux
et d’avoir réussi. »
Un temps. Il faut laisser infuser ce qui vient d’être dit. Genet sort.
Changement de décor. Des arbres, une rivière. Entre le poète Jack Spicer.
Spicer
Une couche de feuilles d’or comme les fleurs de l’enfer
Un morceau de papier d’emballage tendu, déjà plié et replié à la main, lissé
comme il faut au fer électrique
Une peinture
Qui m’a appris la mort de Billy The Kid
Un collage un assemblage
De réel
Qui ternissent les couleurs
Et nous disent quels héros
sont réellement passés.
Non, ce n’est pas un collage. Les fleurs de l’enfer
Tombent des mains des héros
tombent de nos mains
lasses
Comme si nous ne pouvions plus les garder fermées.
Son arme
Ne tire pas de vraies balles
sa mort
N’a plus aucune importance
Maintenant c’est chose faite.
Dans ces couleurs fanées
Ce n’est pas un collage mais
Un assemblage, un
Souvenir.
Un temps. Il faut laisser infuser ce qui vient d’être dit. Jack Spicer sort.
Changement de décor. Une chambre d’hôpital.
Retour de la voix 1 et de la voix 2.
Voix 2
En 1959, en réponse à la demande d’une notice biographique pour accompagner
ses poèmes dans une anthologie Spicer se présentait ainsi :
« Jack Spicer n’aime pas qu’on écrive sa vie Il est né à Hollywood en 1925.
Quiconque désire des informations supplémentaires peut le joindre au bar THE
PLACE 1546, GRANT AVENUE SAN FRANCISCO »
Voix 1
En 1964 sa réponse à Robert Kelly pour une autre anthologie est aussi explicite :
« Né à Hollywood en 1925. Métier : chercheur en linguistique. Membre de
l’Armée Républicaine de Californie qui préconise l’instauration par la violence
d’une république californienne indépendante, alliée à la France et à la Chine. »
Voix 2
En 1965 Jack Spicer meurt de malnutrition dans le pavillon des alcooliques de
l’Hôpital général de San Francisco où il avait été transporté après un
évanouissement dans un ascenseur. Robin Blaser qui lui rendit alors visite
raconte que parmi les dernières paroles qu’il aurait prononcées il aurait déclaré
« c’est mon vocabulaire qui m’a fait ça »
RIDEAU
Liliane Giraudon Marseille – Nobembre 2014